Face à l’augmentation alarmante du piratage des œuvres intellectuelles, le secteur de la création en Côte d’Ivoire est en déclin. Les artistes sont démoralisés, produisent moins et reçoivent peu de revenus de droits d’auteur. C’est une industrie entière qui risque de s’éteindre…
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Entre 2002 et 2014, presque toutes les maisons de disques ont fermé leurs portes : Ivoir Top Music, Canal Ivoir Distribution (CID), Tropic Music, King Production, Yann Productions, Independence Day. Même Emi Jat Music et Showbiz, les deux géants de l’industrie musicale en Côte d’Ivoire, ont dû cesser leurs activités. « Vous sortez un album le matin, et l’après-midi, la ville est envahie par les CD piratés. Comment voulez-vous que nous travaillions ? », déplore Claude Bassolé, producteur ivoirien renommé, qui a découvert des groupes célèbres comme Magic System, Poussins Chocs (devenus le duo Yodé et Siro), et bien d’autres.
Pour les spécialistes du domaine, la piraterie est la cause principale de la chute de l’industrie musicale. Sur le terrain, le constat est frappant : à Abidjan et dans les autres grandes villes du pays, on ne trouve que des CD piratés, vendus en toute tranquillité sur de nombreux stands, parfois le long des principales avenues, sous l’œil indifférent des forces de l’ordre. « Ils viennent même acheter nos CD », déclare avec une pointe d’ironie un jeune vendeur de ces supports illicites à la gare de Bassam, à Treichville.
En réalité, il existe deux principaux réseaux de piratage. Le premier est de source interne et fonctionne de manière informelle. Géré par des figures locales, il consiste principalement à copier des CD originaux sur des CD vierges qui sont ensuite écoulés sur le marché, sans se soucier de la qualité du produit final. Pendant plusieurs années, sous l’ancien régime, ce commerce était contrôlé par les étudiants qui avaient transformé le Campus de l’Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody ainsi que les résidences universitaires (Mermoz et Cité Rouge) en hauts lieux de piratage d’œuvres intellectuelles. Le second réseau est beaucoup plus professionnel et mieux organisé. Il importe des CD soigneusement contrefaits, fabriqués en Asie, notamment en Chine, avec des pochettes bien imprimées. Ces CD transitent par des pays de la sous-région (Nigéria, Bénin, Togo, Ghana) avant de franchir la frontière ivoirienne. Sur le marché, un CD contrefait est vendu à 500 FCFA, alors qu’un CD original coûte 3000 FCFA. Pour le consommateur, le choix est rapidement fait, peu importe la qualité. De plus, avec la décennie de crise qu’a connue la Côte d’Ivoire, la paupérisation de la population a atteint des proportions alarmantes.
Par conséquent, les CD légaux ne se vendent presque plus, et en trouver devient un véritable parcours du combattant, car le réseau de distribution est en pleine décomposition. « Dire qu’il n’existe plus est un doux euphémisme, tant il n’y a rien sur le terrain », ajoute Moussa Diaby. La piraterie n’étouffe pas seulement les maisons de distribution et les producteurs, elle paralyse toute la chaîne de l’industrie musicale. Les studios d’enregistrement ne font plus de recettes en raison du très faible nombre de sorties d’albums, les musiciens manquent de contrats, les graphistes ne réalisent plus de pochettes de CD, et surtout, le Bureau ivoirien du Droit d’auteur (Burida) en souffre également.
Depuis 2006, selon les statistiques du Burida, le nombre de supports musicaux pressés est passé de 870 000 à 320 000. En 2011, d’après M. Coulibaly Diakité, expert culturel et cadre au ministère de la Culture et de la Francophonie, seulement 280 000 CD ont été vendus, alors qu’avant l’an 2000, entre 4 et 6 millions de cassettes se vendaient chaque année. En conséquence, le montant des Droits de reproduction mécanique perçu par le Burida est passé de 332 621 800 FCFA entre 1999 et 2010 à 45 017 159 en 2011. Cette baisse représente une perte importante pour cette organisation ainsi que pour les artistes.
De manière générale, Séry Sylvain évalue les pertes causées par la piraterie dans l’industrie musicale à plus de 2 milliards de FCFA, en tenant compte de tous les acteurs de la chaîne : chanteurs, producteurs, infographistes, musiciens, arrangeurs, distributeurs… Ce qui inquiète particulièrement les artistes, notamment les membres du Burida, c’est le manque de réaction appropriée des autorités face à ce fléau qui ronge l’industrie musicale. « Je trouve incroyable que nos dirigeants restent silencieux devant ce poison, et ce mot n’est pas exagéré », déplore Fadal Dey, artiste reggae bien connu en Côte d’Ivoire.
Une réponse peu audacieuse contre les flibustiers.
Comme lui, les créateurs de musique estiment que pour contrer le fléau du piratage, il est nécessaire d’avoir une forte volonté des autorités, en commençant par le ministère de la Culture et de la Francophonie. « Il suffit que le ministre émette un décret pour interdire la vente des CD piratés et mobilise les forces de l’ordre pour faire respecter cette mesure, et vous ne verrez plus de CD piratés dans le pays », affirme Claude Bassolé. Quant à Fadal Dey, il se demande : « Le piratage est aussi dangereux que le trafic de drogue. Pourquoi les pirates ne sont-ils pas réprimés comme les trafiquants de drogue ? ».
Au ministère de la Culture et de la Francophonie, la préférence va à une approche à la fois coercitive et incitative envers les pirates. D’un côté, la Brigade de lutte contre la piraterie, malgré un effectif limité et un manque criant de moyens de transport, mène des actions sporadiques sur le terrain. Ces actions se déclinent en trois opérations distinctes : le ciblage, le ratissage et les descentes musclées. Les deux premières se résument généralement à des interpellations simples de vendeurs ambulants de CD illégaux et de personnes impliquées dans la reproduction illicite. En revanche, la dernière consiste en de véritables descentes musclées dans les hauts lieux de vente de CD piratés, mobilisant entre 30 et 50 agents réquisitionnés auprès de la Préfecture de police d’Abidjan. Ces actions entraînent souvent la saisie d’une quantité importante de supports frauduleux. Selon les statistiques de la Brigade Culturelle, entre 2012 et 2014, environ 700 000 supports contrefaits ont été saisis. Rien qu’en 2014, 200 000 CD illicites sont tombés aux mains de la Brigade Culturelle, dirigée par le commissaire Diarrassouba. Déjà en 2012, la Brigade avait mené 131 opérations de ratissage, 8 opérations de ciblage et une grande opération ayant conduit à l’arrestation de 889 contrefacteurs, dont 102 ont été déférés devant le parquet, avec à la clé la saisie de 280 000 supports contrefaits.
De l’autre côté, la direction tente de transformer des vendeurs de CD contrefaits en revendeurs de CD légitimes. Elle a engagé la conversation avec quelques-uns d’entre eux, qu’elle souhaite réinstaller dans des stands de vente de produits culturels appelés « Point Culture Info ». L’objectif est de raviver le réseau de distribution, devenu inexistant. Entre 250 et 500 stands devaient être opérationnels d’ici décembre 2011. Cependant, depuis le lancement du projet il y a deux ans, les producteurs attendent toujours… De leur côté, les producteurs militent en faveur d’un durcissement de la législation et d’une intensification de la répression contre les pirates…
En attendant, dans cette situation difficile, le Burida s’efforce de récupérer les droits d’auteur et de percevoir les redevances liées à l’exploitation des œuvres intellectuelles. La collecte se déroule dans les lieux de diffusion des œuvres intellectuelles, en particulier là où la musique est largement jouée : bars, restaurants, hôtels, maquis. « Nous collectons également les droits d’auteur auprès des radios privées ainsi que des deux chaînes de radio et de télévision nationales, qui nous versent un forfait annuel », explique un percepteur du Burida, révélant que les espaces publics paient également une somme forfaitaire déterminée en fonction de la taille et du prestige de l’endroit. Ce n’est pas tout, le Burida exige également le paiement des droits de représentation publique aux promoteurs de spectacles, lors des concerts. « Cela représente au minimum 8% des recettes prévues. En d’autres termes, si la salle a 3000 places et que le billet est à 5000 FCFA, le promoteur doit nous verser 8% de 15 millions, avant son événement. Le montant varie donc en fonction du prix d’entrée et de la taille de l’espace, car un concert dans un stade et un concert dans une salle fermée n’ont pas la même envergure », souffle notre interlocuteur.
En ce qui concerne les concerts gratuits, la taxation est prélevée sur le budget de l’événement. Et là encore, c’est 8%, selon nos sources. Cependant, souvent, le Burida accorde, après des discussions acharnées, des réductions, qui sont plutôt décidées au feeling et varient en fonction de la capacité de négociation de celui qui est assujetti à cette redevance. C’est souvent le cas des opérateurs de téléphonie mobile, qui, par le biais d’accords, s’engagent à verser une certaine somme au Burida pour l’utilisation de la musique en fond sonore lors des appels. Et les droits d’auteur sont redistribués chaque trimestre aux membres, après une répartition dont la clé est gardée secrète. « C’est un logiciel commandé en France qui effectue cette répartition. Très peu d’agents (Burida) savent comment cela se passe », ajoute notre source, qui estime que le Burida perçoit moins de droits d’auteur aujourd’hui qu’avant la crise, sans toutefois fournir de chiffres précis.
La célébration des redevances d’auteur est marquée par une cérémonie orchestrée et diffusée par le Burida, dans le but de promouvoir la transparence. Pour quelques artistes, c’est une manière habile de détourner l’attention des membres et du grand public de l’opacité entourant la gestion des droits d’auteur.